Les productions agricoles du Yémen et de la Corne de l’Afrique sont durement éprouvées par l’invasion des criquets pèlerins. Mais que savons-nous de ces ravageurs ? Quand et comment se passe leur cycle de reproduction ? Quelles sont les cultures vivrières touchées, avec quels dommages et quelle ampleur ? Là où les gouvernements craignent une recrudescence d’invasions acridiennes, une étude internationale germano-kenyane y voit, au contraire, un moyen supplémentaire de nourrir une population mondiale en forte croissance. Il s’agirait de substituer les aliments à base d’insectes aux viandes issues de l’élevage traditionnel. Explications.
Invasions au Yémen, en Somalie, au Soudan et en Inde
Le Yémen est classé rouge dans la cartographie des risques d’invasion de criquets pèlerins. Depuis la mi-juillet, des bandes larvaires ont été signalées dans les zones productrices du pays, se perchant sur les épis de millet et les plantules de sorgho. Fait plus inquiétant, des groupes d’ailés de couleur rose et jaune progressent en direction du Wadi Hadhramaut. Le littoral de la mer Rouge étant historiquement un site de ponte des criquets femelles, l’Observatoire acridien y craint une recrudescence imminente des pontes.
Des ailés en grande cohorte ont migré récemment de la côte d’Arabie vers l’intérieur du Soudan, trop heureux de coloniser la flore abondante de la vallée du Nil. Selon toute vraisemblance, des criquets matures se reproduisent actuellement dans le nord de Kordofan. Aussi la zone soudano-sahélienne, comprenant le Soudan, l’Érythrée et la Somalie, devrait–elle s’attendre à une recrudescence de ses populations acridiennes.
Des pertes de récoltes ont été enregistrées, d’ores et déjà, au nord-est de la Somalie. Au début du mois d’août, de jeunes larves sont nées sur les côtes de Bosaco et Berbera, formant des tâches noires de plus en plus denses qui avanceront dans les champs de coton, de banane et de canne à sucre.
Une situation similaire est observée en Inde, près de la vallée de l’Indus. La température estivale, qui avoisine les 40o C, favorise la propagation rapide des criquets pèlerins. Des essaims s’étaient formés à la suite d’une reproduction printanière qui a eu lieu en mai le long du désert indo-pakistanais. L’État indien du Rajasthan a déjà proclamé l’état d’urgence en menant une campagne de lutte intensive. Une prochaine reproduction estivale doublera l’effectif acridien, avec des risques d’éclosion et de migration de bandes.
Biologie du criquet pèlerin
Pesant 2 g à peine, le criquet pèlerin menace la sécurité alimentaire de nombreuses parties du monde. Phytophage incorrigible, il se distingue par un vol au long cours et des essaims de plusieurs millions d’individus qui traversent plusieurs pays. Chaque jour, la quantité de graines, de fruits et de feuilles qu’il consomme est sensiblement égale à son propre poids. Le criquet femelle est capable d’engendrer 300 larves depuis l’âge adulte jusqu’à sa mort.
La pluviométrie de l’été scelle le destin des futures générations de criquets pèlerins. Les pontes battent leur plein après une grosse averse. Les femelles déposent leurs œufs dans un sol sablonneux sans couvert végétal à une profondeur de 5 à 10 cm. La durée d’incubation des œufs est normalement comprise entre 12 et 20 jours. Ce délai écoulé, de l’oothèque éclosent de jeunes larves dépourvues d’ailes qui passeront par 5 ou 6 métamorphoses avant d’atteindre leur taille finale d’adulte. La vitesse de développement larvaire est fonction de la végétation et de la température de l’air.
Si les pluies font pousser suffisamment de feuillage pour permettre aux populations larvaires de se ravitailler, ces dernières mettront moins de 25 jours pour accomplir leur imago. En revanche, faute d’humidité ou en présence d’une température inférieure à 25o C, la croissance biologique sera mise en veilleuse pendant 3 mois. Dans les pays chauds au climat subaride ou désertique, les précipitations exceptionnelles peuvent amener jusqu’à 3 ou 4 générations de criquets pèlerins en une seule année.
Le passage de la forme solitaire à la forme grégaire
Lorsqu’un nombre important de criquets pèlerins cohabitent dans un même endroit, une étrange attirance s’installe entre eux. Au contact de leurs congénères, les criquets vont fusionner et se comporter comme une armée unique et solidaire. Le passage du stade solitaire au stade grégaire se manifeste par un changement de couleur. Des larves présentant une tache pigmentaire noire, des juvéniles de couleur rosâtre et des ailés matures à la teinte franchement jaune sont les signes avant-coureurs d’une invasion imminente.
Le processus de grégarisation s’opère spontanément en quelques heures. Cela étant, le déclenchement du comportement grégaire ou solitaire est un casse-tête auquel se heurtent les acridologues jusqu’à ce jour. Est-ce que le regroupement survient à partir d’une densité excédentaire de criquets dans un espace restreint ? Comment les solitaires arrivent-ils à voler de nuit et à localiser les touffes de végétation dans l’obscurité ? Quels sont les facteurs de cohésion des grégaires ? Mystère non élucidé, la formation des essaims de criquets est un sujet de recherche passionnant pour les scientifiques alors qu’elle tient constamment en haleine les petits agriculteurs du Sahel, de l’Europe du Sud et de la Méditerranée.
La question acridienne figure au centre du débat sur le changement climatique. Dans les pays tempérés, il est clair que les mois d’été seront plus longs et chauds que par le passé. D’après Curtis Deutsch, un professeur d’écologie à l’Université de Washington, le réchauffement de la planète aura pour effet d’accroître la densité et l’appétit des populations de ravageurs.
Le premier argument repose sur l’idée que la digestion des calories sera plus rapide par suite d’une dépense d’énergie supérieure, d’où des insectes au comportement plus vorace. Le second argument est d’ordre biologique : les pluies torrentielles et les hautes températures conféreront aux insectes nuisibles une condition favorable pour muer, pondre et se reproduire, le cycle biologique sans interruption.
Avec une hausse de la température terrestre de 2o C par rapport aux niveaux préindustriels, les scientifiques prévoient une baisse des récoltes de l’ordre de 46 % pour le blé, contre 19 % et 31 % pour le riz et le maïs, suite aux attaques des prédateurs des cultures, comme le criquet pèlerin.
Le criquet, futur substitut des viandes d’élevage
Tandis que les acridiens préoccupent les experts en sciences du climat, des biologistes allemands essaient de faire leur miel des criquets en étudiant la possibilité d’en faire un apport alimentaire d’appoint. C’est la mission que s’est donnée l’Université technique de Munich. Ces dernières années, l’idée d’incorporer les insectes dans les fermes d’élevage industriel a fait du chemin dans les cercles universitaires et les médias. « Tout cela paraît très prometteur, mais n’est pas compatible avec la réalité. Celui qui souhaite élever des animaux de manière professionnelle et à grande échelle doit identifier avec précision quels sont leurs besoins en nutriments et quelle nourriture ils consomment », confie le professeur Wilhelm Windish, qui enseigne la nutrition animale à l’Université de Munich.
Avec la coopération du Centre international de physiologie et d’écologie des insectes à Nairobi, l’équipe de recherche allemande a mené une toute première étude sur le comportement nutritionnel des insectes. Elle a testé différents mélanges alimentaires sur les grillons d’Amérique et les criquets pèlerins. Le poids vif des insectes, le poids de leurs excréments et l’apport quotidien en nourriture ont été soigneusement quantifiés durant trois mois.
Les résultats de l’étude germano-kenyane sont encourageants ! La réaction métabolique aux aux substrats secs diffère profondément en fonction des espèces. Le tube digestif des criquets peut traiter des fibres végétales potentiellement indigestes pour l’homme. Par ailleurs, les criquets croissent à toute vitesse avec un régime riche en protéines, alors que les grillons demandent de l’amidon pour bien grandir. In facto, les insectes prétendument nuisibles peuvent devenir les super produits de l’agriculture de demain. De même que le criquet pèlerin dévore tout ce qui frôle sa mandibule, de même il peut être mis à profit pour remplacer les protéines de luxe que l’élevage met tant de temps et d’énergie à produire.
Insatiable mangeur de végétaux, dévastant des hectares de culture en quelques heures, très dangereux dans sa forme grégaire, le criquet pèlerin est à la fois un fléau et une bénédiction de la nature. Les récentes découvertes de Wilhelm Windish et de Sevgan Subramanian ouvriront une nouvelle page dans l’histoire de l’agriculture mondiale, en réconciliant l’homme et les invertébrés.
John Mahrav