L’essor actuel de l’agro-écologie conduit à rapprocher les concepts d’agrosystème (que l’on peut définir comme un espace cultivé intensément en vue d’une production agricole[2]) et d’écosystème. Il n’est pas certain que cette assimilation de l’un à l’autre soit pour autant pertinente.
Le concept même de l’écosystème n’est pas si clair qu’il y paraît
Tout d’abord, le concept d’écosystème, proposé en 1935 par le botaniste Arthur Tansley comme modèle de représentation d’une communauté vivante interagissant avec son environnement, ne fait pas consensus chez les écologues. Ses présupposées capacités d’adaptation, d’autonomie, d’autoréparation et d’autorégulation autour d’un état d’équilibre dynamique sont loin d’être reconnues par tous.
On ne peut, en outre, sérieusement assimiler la réalité d’un écosystème à la vision organismique[3] qui lui est rattachée. N’étant doté ni de cerveau, ni de mémoire, ni de génome, ni même d’un quelconque dessein, l’écosystème ne tient en rien de l’organisme vivant. Il n’est ni historiquement constitué, ni délimitable comme l’est au contraire un organisme vivant.
Mais à la faveur d’une valeur normative aujourd’hui fortement positive, par le simple truchement des vocables, l’agrosystème semble avoir à gagner à devenir lui-même écosystème, voire agro-écosystème pour ne pas perdre son radical. C’est pourtant là minimiser la pertinence du terme d’agrosystème.
L’agrosystème n’a pas à rougir des valeurs de l’écosystème
Le terme d’agrosystème est en effet bien davantage pertinent que celui d’écosystème pour rendre compte de la nature et du fonctionnement d’une parcelle cultivée. Celle-ci est façonnée par des processus certes biologiques comme c’est le cas pour un écosystème, mais ces derniers sont assujettis à une succession de processus décisionnels relevant, en bout de chaîne, de l’exploitant agricole. C’est lui et lui seul qui, sur la base de ses propres observations, en pilote la cohérence spatiale et fonctionnelle. Si l’on ne peut généralement embrasser du regard un écosystème, s’agissant d’un modèle de représentation mentale qui ne s’accompagne pas toujours de limites visuelles, le pilotage humain confère au contraire à l’agrosystème une réalité pleinement tangible.
En outre, à l’inverse de l’écosystème, l’agrosystème dépend en permanence de flux externes relevant d’imports et d’exports, qu’il s’agisse de matière vivante ou inerte, d’énergie, ou d’information. L’agrosystème est historiquement construit, à l’inverse de l’écosystème qui n’a pas d’histoire véritable et relève d’une temporalité essentiellement circulaire, liée aux cycles naturels. L’agrosystème résulte d’une succession de régimes de perturbations écologiques opérés et pilotés par l’homme, en connaissance des états passés, et dans une perspective nécessairement tournée vers le futur. Il constitue dès lors une forme hybride et dynamique, certes perfectible mais pour le moment inégalable, entre le naturel d’une part, l’artificiel et le social d’autre part. Il participe donc du rejet de la dualité malheureuse entre culture et nature, dualité que l’écosystème ne cesse maladroitement d’entretenir.
L’agronomie, souvent exagérément réductionniste et mécaniste, gagnerait certes à mieux tirer parti de l’écologie. Mais cela ne signifie pas qu’elle doive, par un excès d’humilité, corriger son vocabulaire. Il serait dommage de vouloir se débarrasser d’un terme qui a mérité ses lettres de noblesse, pour lui substituer un concept qui ne lui correspond pas.
Jacques Tassin
[1]Cette réflexion est tirée d’un article du même intitulé : Tassin J. (2012). L’agrosystème est-il un écosystème ? Cahiers d’Agriculture, 21(1) : 57-63.
[2] Morère J.-L., Pujol R. (2003). Dictionnaire raisonné de biologie. Paris, Frison-Roche.
[3] Vision consistant à prendre comme modèle de représentation le fonctionnement de l’organisme et les propriétés qui s’y rattachent.